Du Phalanstère de Fourier aux habitats partagés
Imaginez un grand lieu d'habitations partagées, un espace solidaire où des centaines de familles cohabitent, cultivent ensemble des fruits et des légumes, et partagent tout, des ressources aux loisirs.
Vous pourriez penser à un tiers-lieu autogéré en Bretagne ou à une communauté décroissante qui a émergé à l'aune du réchauffement climatique, mais il n’en est rien. Cette description de cité autonome renvoie à un projet très ancien, celui d'un commerçant né il y a 250 ans : Charles Fourier (1772-1837).
Bien que ses idées aient d'abord été mal comprises, voire moquées en raison de leur excentricité, l'utopie fouriériste a néanmoins semé les graines des mouvements coopératifs modernes, et inspiré nombre d'utopistes.
Quand la Révolution française éclate, Charles Fourier n'a que 17 ans. Malgré son activité de commis voyageur, il a d'autres ambitions en tête : profiter de l'essor des idées égalitaires issues de la Révolution pour transformer en profondeur la société. Il souhaite également tirer parti de l'industrialisation naissante pour éviter qu'elle n'enrichisse les financiers au détriment des travailleurs.
Né dans une famille de marchands de draps, il embrasse à contre-cœur la fonction de commerçant et observe les effets dévastateurs de la révolution industrielle. Ainsi nait le paradoxe de Fourier, qui a passé sa vie dans le commerce tout en le dénonçant vigoureusement, tel un trader bâtissant son existence contre la spéculation financière.
La nuit, Charles Fourier couche sur papier ses réflexions économiques et politiques. De ses désillusions naît un rêve, celui de voir s'épanouir un modèle de société alternatif, non pas égalitaire, mais où l'enrichissement des uns ne se ferait pas au détriment des autres, et où les passions individuelles, même les plus étonnantes, seraient admises et même mises à profit.
Parmi ses idées, un concept en particulier va connaître une grande postérité : le phalanstère. Imputant une grande partie des effets néfastes de l'industrialisation aux manœuvres commerciales et au morcellement de la propriété, Fourier imagine un type d'habitation qui permettrait à une petite société d'adopter pleinement un mode de vie coopératif.
Contraction de "phalange" et de "monastère", le phalanstère désigne une petite cité dont les bâtiments sont pensés pour favoriser la vie en communauté, et au sein duquel les associés mettent leurs compétences au service de tous, allant même jusqu'à partager leurs ressources.
Imaginez un domaine arboré plus vaste que le château de Versailles, un terrain propice à une grande variété de cultures, le tout à proximité d'une grande ville. Visualisez au coeur de cet endroit un immense palais, des appartements familiaux, des réfectoires, des ateliers de production divers, des salles de bal et de réunions… le tout relié par des souterrains ou des coursives élevées sur colonnes ! Le phalanstère n'était autre qu'une petite cité idéale, heureuse et autosuffisante.
Dans cet édifice, Fourier entend faire vivre un mouvement coopératif pionnier, en accueillant une collectivité agricole de 1 620 hommes et femmes, les familles des plus pauvres vivant aux côtés des plus riches, afin que les premières accèdent au confort et les secondes à l'humanité.
Au sein du Phalanstère, les travailleurs se réunissent par affinité au sein de "séries" ; tandis que l'un produit, l'autre supervise… L'objectif est d'éliminer l'individualisme au travail, mais aussi de lutter contre l'ennui ou la fatigue en permettant de changer régulièrement de métiers. La variété des tâches et l'aspect ludique suscité par une saine compétition entre les équipes doivent permettre de faire du travail un véritable plaisir.
La consommation est elle aussi organisée de manière coopérative, avec des services de restauration et de chauffage collectifs, ainsi que des services et des biens achetés en commun. Le circuit court, de la production à la consommation, permet également de faire des économies… et de partager le surplus dans une grande fête ! La société fouriériste n'a rien de frugale ou d'austère ; produire plus pour vivre mieux, tel pourrait d'ailleurs être son adage.
Mais le bonheur fouriériste ne se limite pas à la consommation et au travail, il provient aussi de la reconnaissance de l'utilité des passions, même celles considérées comme déviantes. Pour lui, bien organisées, ces passions peuvent être une source de bonheur et de progrès pour la société.
Au phalanstère, tous les goûts peuvent être satisfaits, que ce soit en matière de sexualité - le philosophe évoque volontiers l'homosexualité masculine et féminine, le voyeurisme, l'exhibitionnisme, le sadomasochisme, ou même de… pain. Aussi farfelu que ça puisse paraitre, vous trouverez dans son Nouveau Monde Amoureux 27 sortes de pain pour satisfaire tous les participants d'un "dîner harmonique".
Y règne également une liberté des sentiments, bénéficiant aux hommes comme aux femmes, lesquelles n'appartiennent qu'à elles-mêmes et sont libres d'initier ou d'interrompre toutes relations amoureuses ou sexuelles. On trouve ainsi des idées précurseuses en matière de droit des femmes, au sujet de l’avortement notamment.
Fascinés par le projet du théoricien de l'harmonie universelle, plusieurs disciples ont voulu expérimenter l'utopique société phalanstérienne que Fourier n'a pu voir réaliser de son vivant. L'industriel Jean-Baptiste André Godin par exemple, fera construire entre 1859 et 1884 le "familistère de Guise", dans l'Aisne, une coopérative de production offrant un confort inédit pour l'époque (chauffage central, éclairage au gaz, douches et toilettes), des services partagés (crèche, piscine,…) et des avantages sociaux comme une caisse d'assurance maladie.
Les idées de Fourier iront même jusqu’à traverser l'Atlantique, où dès le milieu du XIXe siècle aux Etats-Unis, une trentaine de communautés testent l’aventure, sans toutefois trouver la pérennité escomptée.
Aujourd'hui encore, on peut retrouver l'influence de Fourier dans diverses initiatives locales, qu'il s'agisse d'habitats partagés, de sociétés coopératives et participatives (SCOP) ou même de mouvements plus libertaires tels que les Zones à Défendre (ZAD).
Alors la prochaine fois qu'on vous parle de la tendance récente à créer des habitats partagés, rappelez-vous que Fournier était là bien avant nous !